Cartographie du paysage social

12.08.2018

Des chercheurs identifient des « cellules de lieu social » dans le cerveau qui répondent aux positions des autres individus dans l'environnement spatial

Que nous pratiquions un sport d'équipe ou que nous nous promenions avec notre famille dans un parc, nous sommes continuellement conscients de là où se trouvent ceux qui nous entourent – et vers où chacun se dirige. Au cours des dernières décennies, les scientifiques ont identifié dans notre cerveau des neurones appelés « cellules de lieu » qui encodent notre propre position dans l'environnement, mais la façon dont notre cerveau représente la position des autres était jusque-là un mystère. La nouvelle recherche de l’Institut Weizmann des Sciences sur les chauves-souris, qui a été publiée aujourd'hui dans Science, révèle une sous-population de neurones qui encodent la position spécifique d'autres chauves-souris volant à proximité.

« Les chauves-souris, comme les humains, sont des animaux sociaux ; elles sont d'excellentes navigatrices et sont totalement conscientes des autres chauves-souris présentes dans leur environnement spatial », explique le professeur Nachum Ulanovsky du département de neurobiologie de l'Institut, qui a dirigé l'étude. La recherche d'Ulanovsky sur les chauves-souris frugivores égyptiennes porte sur les cellules de lieu, lesquelles se trouvent dans la partie du cerveau appelée l'hippocampe. Ces cellules, qui nous aident, ainsi que d'autres mammifères, à former les cartes cognitives internes que nous utilisons pour nous déplacer dans notre environnement, ont valu un prix Nobel à leurs découvreurs en 2014. Des recherches plus récentes semblent indiquer que l'hippocampe pourrait également jouer un rôle dans l'interaction sociale. C'est pourquoi Ulanovsky et son groupe, notamment le Dr David Omer, la Dr Liora Las et l'étudiante Shir Maimon, se sont demandés comment ces deux fonctions, localisation et socialisation, s'entrecroisaient dans cette partie du cerveau.

Dans leur laboratoire spécial pour chauves-souris, Ulanovsky et son équipe ont conçu une situation expérimentale d'apprentissage dans laquelle deux chauves-souris – une « professeure » et une « élève » - étaient associées. L'élève a d'abord observé la professeure voler au hasard vers l'un des « stands de fruits » placés dans le laboratoire et retourner à son perchoir. Après environ 13 secondes, en moyenne, l'élève suivait le chemin de la professeure vers la nourriture.

Pour découvrir ce qui se passait dans le cerveau des chauves-souris, chacune avait été équipée d'un dispositif d'enregistrement miniature sans-fil, appelé enregistreur neuronal, et de minuscules électrodes qui permettaient aux chercheurs d'enregistrer l'activité de près de 400 cellules cérébrales dans la région antérieure de l'hippocampe. Ces minuscules électrodes et ce dispositif d'enregistrement, développés par Ulanovsky et son groupe au cours des années, n'interfèrent en aucune façon avec les activités des chauves-souris. « Ce qui fut le plus difficile dans ces expériences a été d'empêcher les deux chauves-souris de s'envoler ensemble, car nous avions besoin qu'une reste en place pour pouvoir différencier les cellules de la position personnelle des cellules concernant les autres », explique Ulanovsky. « L'astuce a consisté à identifier les mâles alpha du groupe et à en faire les professeurs – les élèves ont ainsi ‘montré du respect’ et ne s'envolaient pas en même temps que les professeurs. »

Les résultats de ces expériences appuient l'idée que nos cerveaux créent une carte cognitive non seulement pour notre positionnement dans l'environnement mais aussi à des fins de cartographie sociale. Lorsque les chauves-souris élèves se déplaçaient seules dans l'espace du laboratoire, leurs cellules de lieu étaient naturellement actives. Mais quand elles restaient immobiles et observaient les chauves-souris professeurs, environ 18 % des cellules de leur hippocampe représentaient la position de l'autre chauve-souris, c'est-à-dire qu'elles s'activaient lorsque le professeur traversait une partie spécifique de l'espace. Une analyse plus approfondie a montré qu'environ la moitié de ces cellules servaient alternativement de cellules de lieu ordinaires ou de cellules de lieu social localisant l'autre chauve-souris, tandis que d'autres ne réagissaient qu'à la position de l'autre chauve-souris.

Les capteurs de mouvement qui suivaient le mouvement de la tête des chauves-souris élèves ont montré que ces mouvements ne pouvaient pas rendre compte de l'activité des cellules de lieu social. Un autre ensemble d'expériences portaient sur la question de savoir si les sous-populations de cellules identifiées par les chercheurs sont vraiment sociales. Les scientifiques ont fait observer aux chauves-souris élèves des objets en mouvement – des balles ou des dés – empruntant les mêmes chemins que les professeurs avaient suivis dans les expériences précédentes, avec et sans récompenses à la fin. Les objets étaient également représentés dans l'hippocampe, mais il y avait une nette distinction entre ces cellules et celles qui produisaient des impulsions électriques en réponse à d'autres chauves-souris. Une analyse de l'anatomie fonctionnelle de ces cellules a montré une séparation spatiale entre les zones de l'hippocampe cartographiant des objets ou d'autres animaux.

Conjointement à une étude similaire menée sur des rats par des scientifiques du RIKEN, et également publiée aujourd'hui dans Science, la présente recherche ouvre la porte à de nouvelles questions sur ces cellules de lieu social. Par exemple : Comment ces cellules se comportent-elles dans des « contextes sociaux » où les participants sont nombreux ? Leur activité dépend-elle de la parenté de l'autre animal, ou de son sexe ? Ulanovsky : « Ces résultats suggèrent que la partie ‘lieu’ de l'hippocampe n'est pas seulement impliquée dans la navigation dans le paysage physique. Elle joue également un rôle important dans la navigation dans le paysage social. »

 

La recherche du professeur Nachum Ulanovsky bénéficie du soutien du prix Andre Deloro, du Conseil européen de la recherche et de Rita et Steven Harowitz.

L’ Institut Weizmann des Sciences à Rehovot, en Israël, est l'un des plus importants établissements de recherche multidisciplinaires au monde. Réputé pour sa recherche dans de nombreux domaines des sciences naturelles et des sciences exactes, l'Institut abrite des scientifiques, des étudiants, des techniciens et du personnel auxiliaire. Les recherches menées par l'institut portent sur de nouvelles formes de lutte contre la maladie et la faim, sur des questions majeures en mathématiques et en informatique, sur la physique de la matière et les mystères de l'univers, sur la création de nouveaux matériaux et sur le développement de nouvelles stratégies de protection de l'environnement.

Les communiqués de presse de l'Institut Weizmann sont publiés sur Internet à l'adresse

http://wis-wander.weizmann.ac.il/, et sont également disponibles sur http://www.eurekalert.org/

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